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Angelica, l’idole

« L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt », affirmait Rousseau. Trois siècles plus tard, Angelica Liddell, la sulfureuse dramaturge espagnole, rouvre la plaie sociétale en nous condamnant tous, dans des textes d’une sublime noirceur.

Seuls épargnés du jugement liddellien : les adolescents, « seuls êtres purs dans la révolte ». Délaissant de fait leurs costumes de jeunes premiers, 12 élèves du Conservatoire régional, sous la houlette de Nicolas Givran, nous proposent d’embrasser, l’espace d’une restitution théâtrale, l’interrogation viscérale de Liddell : « Qu’avez-vous fait de ma bonté ? ». Accusés, levez-vous !

« Nous les petites filles, on est faites pour ça, passeur. Pour la domination, pour l’abus, pour le pouvoir. Mon Minou, mon petit trou, petit chaton, petite chérie, petite pute, petite saleté, sale merde, salope, Nous les petites filles, on est faites pour ça, passeur. »

Violente et impudique Liddell ? Certainement. Gratuitement vulgaire ? Absolument pas. Ces quelques mots, issus de La Maison de la force, ne sont qu’un exemple parmi pléthore de sa dévorante fureur. Ainsi qu’un bouillonnant réservoir pour tout artiste en mal de tranchantes vérités. Pas étonnant que le comédien Nicolas Givran, qui avait déjà travaillé l’âpreté de sa prose avec des élèves du lycée hôtelier dans L’Île, convoque à nouveau ses mots percutants, pour guider ses apprenants sur la voie de l’authenticité. En effet, sa nouvelle création, Qu’avez-vous fait de ma bonté ?, une mise en bouche de textes de Liddell choisis par les élèves, est avant tout l’histoire d’une collaboration pédagogique.

Pour Jean-Louis Levasseur, artiste-enseignant théâtre au conservatoire, il est important que les élèves, habitués à la méthode orientale qui leur demande d’écouter le maître, acquièrent plus d’autonomie. Raison pour laquelle les jeunes comédiens de second cycle sont confiés pendant 80 heures à un artiste associé qui les initie à la co-création. « C’est un peu comme être en couple et avoir une aventure » s’amuse Givran, ravi de l’infidélité artistique de ces gamins dont les compétences théâtrales ont, de fait, considérablement progressé.

C’est que jouer du Liddell reste une épreuve aussi fascinante que périlleuse. Le risque est grand de verser dans la démesure émotionnelle, tant ses mots convoquent les tourments intérieurs. « Pour jouer la lourdeur il ne faut pas entrer dans la lourdeur, le pathos, il ne faut pas surjouer, mais créer le décalage dans le jeu et instaurer l’ironie. On travaille sur le côté sauvage et physique. Pour les élèves, c’est une expérience plus viscérale » met en garde un Givran allergique aux clichés.

Que ce dernier mette dans les mains de ses ouailles ce que la littérature moderne comporte de plus subversif est une position défendable. Que les gosses en redemandent, relève de leur part d’une surprenante maturité. Au sujet de l’Espagnole, ils sont intarissables. Pour Kaïnana, jouer du Liddell est un exutoire qui révèle comment les autres peuvent la détruire, tandis que pour Renan, ses mots crus auraient des vertus cathartiques : « J’aime les gens qui ont un appétit, j’aime jouer avec les frontières dans la vie même si je suis sain, c’est un rôle de composition. Liddell réveille le monstre du XXIème siècle, qui est coupé de ses tripes, de ses émotions. »

Nonobstant leur palpable enthousiasme, l’entreprise n’est pas sans difficulté. D’abord parce qu’il s’agit d’instaurer une cohérence scénique à partir du choix hétéroclite fait par les élèves : « Comment créer une unité avec ces douze textes, qui se côtoient, comme dans un appartement en bordel ? Il y aura plusieurs tableaux, beaucoup de chants » explique Givran, non sans rappeler que tout l’enjeu est dans le jeu : « On n’a pas de moyens, donc on ne pourra pas se cacher dernière du décor, ça devient un défi très intéressant, il faut uniquement se servir du jeu de l’acteur. »

Un jeu jubilatoire au cours duquel les comédiens, conscients que la fêlure chez Liddell est avant tout l’occasion d’établir une connexion avec l’autre, comptent bien finalement nous parler d’amour.

Zerbinette