
5XP10 - Kid Kréol & Boogie
Archéologues de l’imaginaire
100 dessins en rouge et noir : entre archéologie pop et film d’épouvante, quête d’universel et patrimwann La Réniyon, Kid Kréol & Boogie consacrent leur première expo à Saint-Expedit. Accrochage sauvage le 2 avril à 18h, au 48, rue Sainte-Marie, à Saint-Denis.
Posée au centre d’une page blanche, une forme rouge se détache - sanguine, géométrique, et un peu sinistre. Elle émerge d’un enchevêtrement de traits noirs méticuleux tracés à la main, décor minimaliste et changeant de rochers et de feuilles - on imagine un lieu plus tout à fait sauvage, mais pas vraiment habité, un entre-deux-mondes que trop peu d’hommes fréquentent pour y avoir totalement écrasé le menaçant désordre de la nature. Au milieu, la forme rouge est ce qu’on appelle un oratoire, ces structures qui, à La Réunion, abritent les statuettes de Saint Expedit que l’on trouve un peu partout, au bord des chemins, dans les ravines, dans les cavernes. Ces petits autels baroques et surchargés où s’entassent les touffes de fleurs séchées et les croyances, les boites de bougies, les vieilles couches de cire, la piété catholique et les mystères païens. Mais sur le papier, pas de foison rassurante, pas de baroque sympathique, pittoresque zéro : vide et nu, débarrassé de la statuette et du fatras des offrandes, l’oratoire inspire une nostalgie anxieuse, une énigme inquiétante. Kid Kréol, lui, parle d’une "espèce de mélancolie chelou".
Les Goonies
On tourne autour des mots, mais on a bien le même feeling. C’est la nostalgie qu’on éprouve du temps lointain où, enfants, on allait explorer la maison abandonnée du quartier, ruine vétuste vouée à la démolition, réminiscence fantomatique d’un passé sur lequel un promoteur quelconque ne tarderait pas à monter un projet immobilier, mais qui était encore le palais fertile de nos imaginaires. Dans notre sac à dos, entre le goûter et une carte des environs griffonnée au crayon noir en mode Les Goonies, une lampe torche, une poignée de pétards, une paire de jumelles et des tonnes de fantasmes. En ce temps-là, l’île semblait tellement dangereuse ! Il fallait rassembler son courage pour approcher d’une caverne, et encore à pas feutrés, seuls les plus intrépides osaient toucher les autels les plus impressionnants, avec un respect révérencieux et craintif.
J’ai grandi en pensant que le coeur de l’île, les montagnes, étaient lointaines et qu’elles abritaient un monde magique. Cet imaginaire, qui est profondément créole, qui existe ici depuis le tout début du peuplement, est en train de disparaître, comme les maisons abandonnées dans lesquelles on va peindre quand on fait du graff. Progressivement, une architecture disparaît, un patrimoine disparait, un imaginaire disparaît. Les Saint Expedit, c’est un embranchement de notre travail, qui s’appuie beaucoup sur cette mythologie.
Mythologies
Entre l’enfance, le sacré, les fantômes et le patrimoine, 5XP10 est donc une veine nouvelle creusée par deux archéologues de l’imaginaire qui fonctionnent à rebours du mouvement globalisé du marché de l’art, ce monstre vide toujours en quête de nouveaux discours à récupérer, de nouvelles formes à digérer. Ainsi les deux graffeurs, dont le travail est médiatisé dans la case street art sur France Cultureou Canal+, où l’émission Les Nouveaux Explorateurs leur ont consacré en mars un reportage, font ici un pas de côté déterminant : pas de bombe, pas de mur, les 100 oeuvres de cette exposition sont de petits dessins à l’encre et au trait, format carré, sur un sujet ultra local.
"Nous, on ne se considère pas street artists, mais plasticiens, affirme Kid Kréol. Le street art, aujourd’hui, c’est le petit frère menteur du pop art : c’est une vieille soupe d’images publicitaires que tu ressors, entre coulures et collage, avec un discours mondialisé. On se sent plus proches du travail d’Os Gêmeos au Brésil, ou Aryz à Barcelone. Des gens qui peignent sur des murs, certes, mais qui sont en réflexion par rapport à leur territoire, qui n’est ni Paris, ni New York, dont l’esthétique est devenue la norme."
Relocalisation
Résister, c’est donc relocaliser son coeur, son imaginaire, travailler une matière et une identité locales.
"Le culte de Saint-Expedit existe dans beaucoup d’endroits dans le monde, explique-t-il, mais il n’y a qu’à La Réunion qu’on a décidé de le mettre dans une petite maison rouge. Les statuettes sont largement importées d’Espagne, mais les oratoires, eux, sont endémiques, et bricolés chacun un peu au hasard. Ce bricolage résume bien ce que l’île incarne pour nous. Au départ, c’est pour ça qu’on a choisi de ne montrer que les oratoires."
L’idée frappe, et résonne : s’il fallait choisir un emblème pour l’île, un symbole qui échappe aux représentations folkloriques lessivées par l’industrie touristique, les Saint-Expedit de Kid Kréol & Boogie seraient sans doute des candidats légitimes. Sur le papier, en série, familiers et singuliers à la fois, ces oratoires vides, énigmatiques et flippants, deviennent une sorte de test de Rorschach de la créolité. Chacun y projette ses fantasmes, ses angoisses, ses croyances. Au cours de l’entretien, on se souvient des paroles de Ryan Ritchie, chanteur du groupe australien True Live, qui nous confiait il y a un an, à rebours du discours émerveillé des plagistes en goguette, qu’il sentait ici un côté très sombre et violent, "un danger obscur". Kid Kréol confirme :
"La Réunion, ça n’a jamais été le kiff à la coule, le paradis tropical. Au 17e siècle déjà, quand Maurice ou Madagascar étaient appelées l’île aux parfums, l’île au lagon, etc. La Réunion, elle, était connue comme l’île aux peurs. On n’invente rien, la matière, elle est là."
EN BREF : On évalue à 300 le nombre d’autels à Saint Expedit à La Réunion. Dans l’esprit encyclopédique et archéologique qui les anime, le projet de Kid & Boogie est de les dessiner tous, à partir de photographies, prises sur place le plus souvent. Trois expositions sont donc prévues, au fil du temps, ainsi que l’édition d’un livre qui regroupe tous les dessins, et d’une carte indiquant l’emplacement des oratoires. La première aura lieu
- Kid & Boogie, le Tumblr : http://kidkreol-and-boogie.tumblr.com/
- 5XP10 sur Facebook : https://www.facebook.com/5xp10
- www.constellation.re
Texte : François Gaertner / Dessins : Kid Kréol & Boogie / Photos : Freddy Leclerc
EN PRATIQUE
L’exposition sera semi sauvage. Les tableaux seront exposés tous les mardis du mois d’avril, de 16h à 18h, dans la rue Sainte-Marie, au niveau du numéro 48. Les dessins sont en ventes, avec une originalité majeure dans l’approche du prix : vous pouvez vous en remettre au hasard. Soit vous emportez votre dessin à 350€, prix de vente fixe, soit vous tentez votre chance en jetant un dé à six faces. Si vous faites 1, vous ne paierez que 100€ ; si vous faites 2, ce sera 200€ ; et ainsi de suite jusqu’à payer 600€ si vous avez l’infortune de tomber sur 6. Le marché de l’art dont vous êtes le héros, quoi.
CONSTELLATION
Cette exposition est portée par Constellation, projet tous azimuts mené par Camille Touzé : production de ciné-concerts, publication d’un fanzine, accompagnement d’artistes, ateliers… Cette galaxie éparse se dotera bientôt, espérons, d’un centre de gravité, un soleil radieux, un lieu-planète où l’on trouvera un atelier de sérigraphie, des bureaux et où seront organisées des soirées, des projections, et surtout des expos dédiées au dessin. Une par mois, si possible. 5XP10 est la première.