Portrait

Entretien avec Kwalud

Beats sauvages

Difficile à cerner, Kwalud. Producteur d’une électro plutôt dark, compositeur de bandes son tranchantes pour les contes hyper modernes de Sergio Grondin, cet homme de l’ombre traque aussi la lumière des tropiques au sein du duo Sauvage, et se lance en solo dans les danses-défouloir des ghettos africains avec un tout nouveau missile, Afrique 2000, à découvrir lors du REG.

Au jeu des sept familles de l’électro péi, Kwalud serait sans doute le bâtard du clan Stark. Tignasse corbeau, mince comme un couteau, on l’imagine sans mal juché sur un mur de glace, drapé dans son manteau de noirceur, le regard perdu sur l’horizon mélancolique d’un crépuscule polaire. On dit de lui qu’il est ténébreux par automatisme comme on dit d’un suspense qu’il est haletant. Même sa bio est dark : enfant de Paname, Kwalud a découvert la musique électronique dans l’underground rave de la capitale, où il distribuait des seringues aux toxicos. Travailleur social, il écumait les teufs avec les associations de prévention des risques chargées, entre autre, de tester les drogues en circulation – « avec un kit de produits chimiques, officiellement ». Quand il se met à composer, il s’inspire de la vaste pharmacopée détournée dans les années disco pour des usages récréatifs et se baptise Kwalud, référence aux Quaaludes, « vieux produit interdit quasiment partout, devenu presque mythologique (la femme de Tony Montana, Bowie, Le Loup de Wall Street…). Je pense qu’on peut comparer ça au Valium : détente, euphorie, plaisirs sexuels... »

Pseudo presque à propos pour un producteur qui infuse dès ses débuts une bass music brumeuse et lancinante, cérébrale, et une electronica ne dansant qu’à pas angoissés : « Ça m’a longtemps cassé la tête, le rapport au dancefloor. Je gérais mal la nécessité de faire danser et l’envie de faire autre chose. Ce qui m’a fait beaucoup de bien, finalement, c’est composer de la musique pour le théâtre, ou plus récemment pour la danse ». Car depuis quelques années, Kwalud est peut-être surtout connu comme l’homme qui contribue à propulser les créations du conteur Sergio Grondin dans le futur. Compositeur des bandes son de Kok Batay ou de Zorèy, ce n’est pas sous les boules à facettes mais dans les coulisses des théâtres qu’il a gagné sur le tard son ticket pour l’intermittence et la vie d’artiste, loin des centres d’accueil pour addicts. Travail dans l’ombre qui convient à ce garçon réfractaire aux éclairages directs, et qui prend soin sur ses photos de ne pas montrer trop clairement son visage. Il a récemment renouvelé l’expérience, dans la danse cette fois, pour Des#Routes, premier spectacle de la Cie 3.0. « Faire de la musique pour les autres, sans me préoccuper de savoir si je vais faire bouger le public, ça m’a permis d’apprendre plein de choses, et j’ai pu poser une partie de ce que je voulais faire dans ces formes-là. Et du coup, la musique que je fais pour moi a changé aussi. »

Inspire, transpire

Si Kwalud parle de changement, c’est que ces dernières années, un drôle de perce-neige a éclos dans ses humeurs jusque-là tranchantes et hivernales de ses compositions : un gros bananier du ghetto, qu’il secoue en se dandinant sur deux projets tropicaux programmés sur la prochaine édition du REG. Au départ, il y a Sauvage, duo créé avec Black Ben, un digger spécialisé dans les vinyles afro-disco des années 70 et 80, avec une vocation très simple mais fondamentale : faire transpirer les filles. « Avec Sauvage, on voulait vraiment juste s’amuser, se faire plaisir et faire plaisir. C’est avec Ben que j’ai pris goût à des trucs plus groove, plus suaves, qui m’ont sortis un peu de la techno où tu tapes dur, où faut que ça fasse mal. Benoït, il a une élégance folle, il arrive avec ses vinyles super classes. Et moi je ramène des choses plus popu, kitsch, des trucs presque un peu honteux mais vraiment irrésistibles : le coupé-décalé, les sons du système D africain et d’ailleurs. On aime bien passer les Brésiliennes de Pearls Negras, un trio de meufs des favelas en mini-shorts, très pétasses du ghetto. C’est vraiment dégueulasse mais c’est brillant ! Parce qu’elles se posent pas de questions, elles s’éclatent. Et pendant ce temps en Europe, on est tous en train de se casser le cerveau, dès que tu sors une prod un peu fun tout le monde te dit : "C’est bien mais c’est daté", ou  "Ta caisse claire sonne un peu 90’s", ce genre de conneries. »

Décomplexé par ces amicales expéditions en brousse, épanoui, le corbeau Kwalud se fait toucan, et se pique de frayer plus loin la forêt moite des basses du ghetto, tout seul le coupe-coupe des samplers et son attirail de machines. « J’ai commencé à composer des morceaux plus gais, plus dansants, petit à petit, et à chaque fois que j’en terminais un, je le rangeais dans un petit dossier sur mon bureau intitulé Afrique 2000. Quand j’ai commencé à avoir de quoi présenter quelque chose, je me suis demandé comment j’allais appeler le projet, et j’ai trouvé que ce nom était pas mal. Ça fait penser aux enseignes de toutes ces boutiques africaines, du coiffeur au garagiste, qui rajoutent 2000 derrière leur nom pour faire moderne. C’est super kitsch, mais ça me plaît bien, et ça colle bien à ce que je fais au final. » Ce qu’il fait, c’est scanner les internets à la recherche de samples pour les habiller, les détourner, s’en amuser et construire un voyage à petits bonds dans les ghettos des quatre coins de l’Afrique. C’est aussi un trip ludique à contre-poil d’une scène tropicale en plein essor mais bloquée sur le vintage : « Je reviens d’un long voyage et partout où je me suis arrêté – Paris, New York ou Montréal –, je suis allé voir ce qui se passait dans les soirées tropicales. Ils font tous la même chose : des sets très axés sur les musiques traditionnelles. Ils sont là avec leurs bacs remplis de vinyles, et faut passer que de l’ancien, faut surtout pas jouer sur des machines. C’est aussi une scène où on fait beaucoup d’édits – tu prends un morceau original, tu le retouches un peu, tu gonfles un peu les basses, et c’est pratique parce que ça te donne un peu une légitimité quand tu le joues en live : c’est ton édit à toi, même si t’as pas fait grand-chose. Avec Afrique 2000, je voulais aller plus loin, et vraiment produire des morceaux. »

Boutons

Joué pour la première en live à St-Leu, en plein milieu du raoût familial du Tempo Festival, Afrique 2000 a fait mouche et rassemblé devant la grande scène un public hétéroclite pas forcément habitué à l’électro, mais bien content de danser sur les pistes bigarrées déblayées par un Kwalud tout à son affaire, et qui joue sur scène d’un mélange dandy chébran d’élégance et d’enthousiasme. « Pousser deux boutons, lancer un disque et lever le bras en l’air, je ne vois pas l’intérêt. La question de ce qu’on peut faire sur une scène, tout le monde se la pose aujourd’hui dans l’électro – enfin, tous ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir un show son et lumière à la Justice. Il y a ceux qui ramènent un musicien avec eux un peu comme alibi, il y a ceux, comme Fakear, qui inclinent leurs machines vers le public pour qu’il voie ce qu’ils sont en train de faire, il y a ceux qui considèrent que tout ça c’est des conneries. Moi je pense que la passion, c’est communicatif. Sur scène, je joue vraiment mes morceaux en direct, je m’implique à fond dans ce que je fais, et j’espère que ça transmet une énergie au public. Il y a encore pas mal de gens qui nous disent qu’on ne fait pas de la « vraie musique », mais je pense que c’est pas si différent. Demain, tu montes un groupe : tu vas répéter des partoches de guitare, tu vas caler tes morceaux, et sur scène, tu vas appuyer sur des objets à différents endroits pour que ça sorte le même son qu’en répète – en tout cas, je te le souhaite. Eh bien nous, c’est pareil. Je ne vois pas trop pourquoi dans un cas, on trouve ça formidable, et dans l’autre, on trouve ça naze. »

(Silence) « T’as ce qu’il te faut là, c’est bon ? Non parce que là il est 16h et il va falloir que je me mette aux fourneaux, j’ai des invités ce soir... » Le garçon finalement souriant et drôle qui confessait un peu plus tôt une forme d’hédonisme pas du tout ténébreuse faite de kiff insulaire ensoleillé et de super potos nous congédie poliment après deux bonnes heures, claque le bisou, et nous donne rendez-vous au REG avec Sauvage ou Afrique 2000, ou alors en décembre à Léspas pour Des#Routes. « Enfin, on va sûrement se croiser... » Pas sur disque en tout cas, puisque malgré cette actu bien chaudasse, monsieur n’a toujours pas sorti le moindre EP, en dépit des hauts cris poussés par un entourage qui s’impatiente de le voir enclencher la vitesse disque. « Mais j’y pense là. Afrique 2000 est en mastering, et l’année prochaine je vais m’y mettre aussi pour Kwalud. J’ai vraiment voulu faire de la musique pour jouer devant un public, pas pour faire des albums. Je viens d’un milieu ouvrier, il y a trois ans j’étais encore travailleur social : devenir musicien professionnel à 35 ans, à la Réunion, c’est une chance super improbable, j’en profite à fond. Mais si je veux que ça dure, va falloir faire ce qu’il faut. »

François Gaertner