Bibliothèque

Sous les lunettes de Zerbinette

El Gran Surubí

Où ta Zerbinette plonge dans le sombre sillage d’un poisson chat, sur les traces oniriques et fantasques d’un pêcheur argentin.

Ah ! mon petit lecteur, quelle joie secrète et régressive fut mienne lorsque la sémillante Flore Baudry de La Cabine à Bulles, nouvelle librairie spécialisée dans la bande dessinée à St-Pierre, me remit l’ouvrage au salon du livre Athena. Le curseur BD bloqué sur Hergé et Goscinny depuis mes 16 ans, je me réjouissais, condescendante, de cette promesse d’escale vers la facilité, offerte comme je le pensais benoîtement, à quiconque délaissait les hauteurs romanesques pour le texte illustré.

Mais voilà qu’au commencement, l’album, contre toute attente se braque et m’impressionne. Je l’ouvre. Point de bulles. Je veux crier à la l’infâme trahison. Mais le texte me happe, fascinant comme un haïku : "Derrière toi vont rester tes drames, tu entres dans un monde sans femmes." Sur la page de droite, l’illustration de Jorge González est à mi-chemin entre le graphisme d’un Braque et la palette d’un Chagall. Mon oeil se fourvoie tant l’oeuvre est dense. Une violence sublime d’intensité pour ma rétine subjuguée de ne savoir que saisir en premier. Derrière chaque dessin, un autre se devine, énigmatique.

Le narrateur ne l’est pas moins. Dans un style sobre et déroutant, il nous conte sa fable. Au sortir d’un divorce, il joue au foot avec des paumés pour oublier. Un soir, un commando armé les embarque et les parque sur l’ancienne île pénitentiaire de Martin García, au large de Buenos Aires. Les voilà condamnés à devenir pêcheurs de Surubí, formidable poisson des fleuves d’Amazonie, pour nourrir une Argentine où la viande se fait rare. Sur les traces du poisson, l’humanité se délite et l’horreur s’invente en poésie. Je suis ferrée par le non-dit, captivée par l’abstraction des peintures qui subliment le malaise du récit.

La chute, pudique et obsédante est d’une délicate beauté. Et cette lecture d’un charme obscur et vénéneux.

El Gran Surubí de Pedro Mairal, illustrations de Jorge Gonzàlez, 128 p., éditions Orsai.