Interview

Mon nom est degun

Les duels de Rit

Cowboy de Marseille, quintet unipersonnel, enragé désengagé, loser déterminé : Rit est un chanteur né sous le signe du paradoxe. Il vient de publier "Western Hip-Hop", titre-programme pour un 6e album qui tente un mariage improbable entre chanson française, blues, rock, et les westerns de Sergio Leone. Entretien et écoute.

La chemise à carreaux jetée par dessus le t-shirt, la casquette XL cheap délavée par le soleil et la sueur, vissée sur une tignasse revêche réfractaire au peigne, la mâchoire carrée dessinée au fusain d’une barbe de trois jours : Rit a toujours l’air de sortir d’un pick-up texan usé par le désert, créature de trailer park ensablé, débarquée par erreur d’un imaginaire redneck décontracté. Quand on lui dit bonjour, on attend presque qu’il tende une main pleine de cambouis en crachant sa chique dans un vieux pot de cuivre, les yeux plissés par la méfiance taciturne du paysan solitaire. Mais d’emblée, l’accent déconcerte. Pointu, chantant, parfaitement méridional et assorti à une cordialité chaleureuse, son phrasé provençal dissipe le mirage et restitue Rit le cowboy à sa géographie véritable : Marseille et ses quartiers nord, où il est né en 1974, a grandi et commencé à jouer de la guitare, à contre-courant d’une génération IAM plutôt tournée vers le rap. Aujourd’hui pourtant, il vient de sortir un album qui fait écho au grand projet abandonné du quintet phocéen, dont le rêve de longue date était de réaliser un disque entièrement composé à base de samples d’Ennio Morricone, projet finalement abandonné devant les exigences des éditeurs du maestro. Dans Western Hip-Hop , sixième effort décapant, Rit l’homme orchestre parvient à créer en solo total une fusion de blues, de bluegrass, de rock et de hip-hop rarissime en France, et dont le son brut et direct rappelle l’extraordinaire Blackroc, chef-d’œuvre né en 2009 de la collaboration du duo garage Black Keys et d’une armée de légendes du rap U.S. parmi lesquelles Mos Def, ODB, RZA ou Q-Tip.

Un rap’n’roll au son fumé et grincheux à base de grosses guitares et de beats vaillants qui fait du bien sur une scène française empêtrée dans un opportunisme électro-pop où la récitation de références 80’s est désormais une figure imposée. D’autant que Rit s’appuie sur une écriture à la fois plus libre, plus terre-à-terre et beaucoup plus amusante que la majorité de ses camarades actuels. En mélangeant la verve argotique de son idole Renaud ("J’men bas les c’ mec") à une désinvolture teintée d’autodérision, il se forge au fil des chansons un personnage sincère de loser sympathique et insatisfait, magnifique à sa manière, assez loin des postures habituelles. Certes, il méprise la "viande à variété" que nous refourguent à longueur de journées les majors, et se campe volontiers en bâtard errant épris de liberté, mais il ne s’encroûte pas non plus dans la posture aboyeuse de l’alternatif content de sa crasse. Découverte des Découvertes du Printemps de Bourges en 2001, salué régulièrement par la presse nationale au cours de la première décennie du millénaire, longtemps produit par le label français Yotanka puis distribué chez Wagram, Rit boude d’autant moins le succès qu’il l’a longtemps connu, seul ou en duo avec Papet J, membre du groupe Massilia Sound System. Débarqué à La Réunion presque par hasard il y a quelques années, il a rejoint aujourd’hui (et pour l’instant) le prolétariat musicien local sur les podiums des cafés concerts, mais se bat résolument pour faire connaître son Western Hip-Hop, qu’il considère comme son meilleur album à ce jour. Il défend avec panache sa musique comme un artisanat de qualité, et s’épanouit malgré les doutes dans une vocation d’ouvrier de la chanson, tourneur-fraiseur de punchlines parfois politiquement corsées, mais toujours non syndiqué, parce que comme il le chante si bien lui-même, "dans la lutte des classes, moi j’ai choisi ma place, entre le beat et la basse."

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"Porter un perfecto et des bottines quand t’es entouré de rappeurs en survète, t’es assez vite isolé…"

Commençons par le début : mélanger du western et du hip-hop, pourquoi faire ?
Rit : Depuis longtemps, j’avais envie de travailler avec des samples de western. Au début, j’avais même envie de faire un album uniquement à base de ça, c’était une lubie. Ça m’amusait d’autant plus que certaines images des western me rappellent un peu mon enfance dans les quartiers nord de Marseille : les tours rocheuses des canyons sont un peu comme les barres d’immeuble d’une cité, je trouve. J’imaginais aussi ces villages de western, leur ambiance, et un personnage solitaire qui arrive, et qu’on regarde de travers. J’aimais bien cette image du paria, qui me renvoyait un peu à mon expérience. Je peux te dire qu’être guitariste, aimer la musique américaine, porter un perfecto et des bottines quand t’es entouré de rappeurs en survète, t’es assez vite isolé…

L’album est aussi traversé par des sonorités blues et country qui évoquent le folklore des pionniers et des grands espaces. C’est un imaginaire qui te travaille ?
Rit : Je ne me suis pas vraiment projeté dans un folklore américain en composant l’album, déjà parce que le western qui m’intéresse est d’abord européen : c’est le western spaghetti, les images de Leone, les bandes originales d’Ennio Morricone. Le côté blues et rock n’est venu qu’ensuite, progressivement, parce que sur le fond, c’est ce que j’avais envie de jouer. J’aime le banjo, alors j’en joue… Je ne suis pas sûr que ça aille beaucoup plus loin. Finalement, c’est plus un album sur le duel, sur la confrontation, que sur l’Amérique des grands espaces. Je me demande si au final, j’aurais pas du choisir un autre morceau pour intituler l’album, comme "Rit Vs. Riton" par exemple.

À moitié blasé, à moitié euphorique.

"Rit Vs. Riton" est l’histoire d’un duel schizophrène entre les aspects antagonistes de ta personnalité, un peu comme le Gainsbourg / Gainsbarre du grand Serge. Quelles sont les forces qui clashent dans ce disque ?
Rit : D’un côté il y a le fun, le sympa, le rigolo un peu désinvolte ; de l’autre, il y a la mélancolie, qui trouve toujours un moyen de revenir : à moitié blasé, à moitié euphorique. C’est vraiment je crois un trait qui me caractérise, ce tiraillement, toujours entre deux eaux, le cul entre deux chaises. (D’ailleurs c’est marrant, parce qu’en arrivant à La Réunion, je me suis installé à L’Entre-Deux…) Donc l’association de western et hip-hop, au-delà d’avoir le mérite d’être descriptive, est peut-être plus à comprendre comme un couple paradoxal, c’est l’image d’un rappeur qui fait du rodéo avec un lasso au-dessus de la tête. C’est une image que j’aime bien, je m’y reconnais bien.

Autre ambivalence qui marque les chansons : d’un côté la hargne prolétaire de certains textes, contre le népotisme à la française notamment, donc la verve du gars qui dénonce ; et en même temps un désengagement total, entre la dérision et l’abattement… Rit serait-il un artiste engagé-désengagé ? Un genre d’anarchiste solitaire un peu loubard ?
Rit : Je ne suis pas du tout un porte-drapeau, je suis plutôt du genre à trainer en fin de cortège, donc l’engagement, c’est pas vraiment dans ma nature. J’aurais aussi du mal à jouer le loubard anarchiste quand je suis surtout un bon père de famille… (il sourit) Mais pour une bonne part, cet album a été écrit à partir de choses qui me mettaient en colère, et que j’ai essayé de traiter en m’amusant. Par exemple, le morceau "Café-Clope" a été inspiré par une chronique de Patrick Peloux dans Charlie Hebdo (Histoire d’urgences, où il raconte chaque semaine son expérience de médecin urgentiste et la dégradation des conditions d’accueil dans les hôpitaux publics, NDLR). Il y racontait qu’aux urgences, tout le monde arrive toujours fatigué, et donc ils boivent du café toute la journée pour tenir le coup, et donc quand ils rentrent chez eux, ils ne peuvent plus dormir, et donc le lendemain, tout le monde arrive fatigué, et ça recommence… Et à ce moment-là, on était en pleine 3e année de sarkozysme, c’était l’époque du "Travailler plus pour gagner plus", et ce rythme où on ne tient que grâce à des carburants nocifs semblait être le destin de tout un chacun.

Donc Western Hip-Hop est un album sarkozyen, dans la mesure où il a été composé pendant et influencé par l’ère Sarkozy ?
Rit : Je pense que ça m’a vraiment beaucoup marqué, et que ça se ressent dans le disque à plein de niveaux, oui. Si je devais ne retenir qu’une chose de son passage, c’est qu’il nous a vraiment montés les uns contre les autres. Quand le président se permet de traiter quelqu’un de pauvre con en le menaçant plus ou moins de lui péter la gueule, je crois que ça a forcément des conséquences sur tous les autres. Il a décomplexé une agressivité latente, plein de comportements et d’idées un peu malsaines. Même à mon petit niveau, t’as des patrons de bar maintenant qui se permettent de te parler comme s’ils géraient l’Olympia, c’est vulgaire. Et je crois que c’est un peu lié. C’est aussi pour ça, la dualité, le conflit, la bagarre comme fils directeurs de l’album...

"Je trouve à La Réunion le Zion que je chantais dans mes premiers disques, alors que je n’écris plus dans cet esprit-là…"

Du coup un morceau comme "Mon nom est personne", où tu râles qu’en Hexagone, "les sangs bleus tiennent le trône", où tu t’énerves du règne du piston et des fistons, a lui aussi été motivé par la tradition Sarkozyste du favoritisme familial ?
Rit : Un peu oui, on s’en rappelle presque plus aujourd’hui tellement ça paraît loin, mais il y a eul’histoire de son fils, qu’il voulait pistonner pour le placer à L’EPAD, et à la même période il y avait eu le fils de Roselyne Bachelot qui avait été nommé à l’Inpes alors que sa mère était Ministre de la santé. Globalement, c’était la foire au copinage et au réseautage, et personne ne faisait même plus semblant de s’en cacher. Ça voulait dire : "On est entre nous, et on vous emmerde !" Forcément, ça énerve. D’autant que dans la musique, c’est un peu pareil. Dans la course aux profits, c’est plus simple d’aller vendre le petit dernier de chez les Dutronc que de faire monter un parfait anonyme, et du coup t’as parfois le sentiment que les dés sont pipés, et que tous les gens qui sortent un disque aujourd’hui ont des parents connus. Bon après, je caricature un peu, et puis faut relativiser. Il n’y a pas si longtemps, j’entendais quelqu’un à la radio dire que quand un fils de boucher reprend la boucherie paternelle, ça fait pas de scandale. Et c’est pas faux…

L’industrie de la musique, parlons-en. il y a quelques années, on aurait pu croire que tu étais sur les bons rails : un contrat chez Wagram, les honneurs de la presse nationale, des tournées intensives. Aujourd’hui, tu sors ton album un peu tout seul, à La Réunion, tu galères parfois un peu à trouver des dates, à gérer les relations avec les patrons de bar… Comment tu en es arrivé là ?
Rit : Venir à La Réunion pour moi était un choix de vie, pas un choix artistique (il a suivi sa compagne, NDLR). Ça n’est pas mal tombé, parce que j’avais envie de lever le pied à l’époque. Mais c’est vrai qu’on est loin, quand même, et que faire ce métier quand tu veux vraiment réussir, ça demande d’être disponible 24/24h. Donc oui, venir à L’Entre-Deux pour sortir un album qui n’a rien à voir avec La Réunion, ni dans la musique, ni dans les thèmes, après avoir coupé court avec une grosse maison de disque comme Wagram, c’était pas le meilleur calcul si je voulais faire carrière... C’est bizarre que j’arrive ici maintenant, parce que je trouve ici le Zion que je chantais dans mes premiers disques, alors que je n’écris plus dans cet esprit-là. Je pourrais avoir des regrets, peut-être, d’être parti alors que ça marchait pas mal, mais au final je suis assez heureux de la tournure qu’ont pris les choses. Je sais, au fond, que je fais de la musique alternative, et que je serais toujours dans ce courant-là.

"Il y a quelques années, il y avait encore une classe moyenne en musique. Elle a été décimée."

Globalement, tu as le sentiment qu’il y a un phénomène de déclassement dans la musique, que les artistes sont précipités dans un nouveau prolétariat ?
Rit : Il y a quelques années, il y avait encore une classe moyenne en musique. C’était souvent des gens de la scène alternative. J’en faisais un peu partie, avec des groupes comme Zenzile, ou Les Ogres de Barback, et plein de gens qui n’étaient pas des stars mais qui tournaient bien sur le réseau des SMACs (Salles de Musiques ACtuelles). Je ne sais pas si c’est juste du fait de la crise du disque, mais cette classe moyenne a été décimée. En une dizaine d’années, ces gens sont soit montés en gamme, soit ils se sont retrouvés rétrogradés dans les bars. Et c’est super les bars, mais tu te retrouves en concurrence avec des médecins et des kinés qui jouent pour s’amuser et qui répètent une fois par semaine, et qui ne demandent pas forcément de cachet. Donc il faut espérer que les patrons de bars fassent la différence entre eux, et un professionnel qui répète tous les jours - parce que c’est pas du tout la même chose pour le public - et accepte de te payer, ce qui n’est pas gagné d’avance… En ce qui me concerne, je suis tombé en dessous du niveau de pauvreté artistique. Je ne m’en fiche pas, mais j’en fais pas un drame non plus, parce que j’ai compris que ça ne m’intéressait pas d’être en haut. Je veux juste vivre décemment de ma musique. Donc je refuse de jouer gratuitement, mais je ne suis pas gourmand.

Donc on retrouve cette dualité, finalement, entre l’envie de réussir et le fait que tu n’as pas vraiment envie de faire tout ce qu’il faudrait pour non plus ? Tu cultives un côté un peu loser épanoui, finalement, qui résume aussi plutôt bien l’album…
Rit : (Il sourit) Les gens qui me connaissent bien se moquent souvent de moi en me disant que je râle et que je me plains mais que si ça devait vraiment bien marcher un jour, je serais bien emmerdé. Et c’est vrai qu’ils n’ont pas tort… Je ne suis pas forcément plus mal là où j’en suis. Si j’étais resté chez Wagram par exemple, je n’aurais pas pu faire Western Hip-Hop comme je l’ai fait tout seul. Je n’aurais pas pu m’exprimer librement. Il aurait fallu que j’écrive avec la volonté de faire des chansons qui pourraient passer en radio, moins agressives, comme j’ai du le faire par le passé. On m’aurait sans doute demandé de mettre plus d’électro vu qu’en ce moment, c’est ce qui marche, et qu’ils en font à toutes les sauces. Là artistiquement, c’est mon meilleur album je trouve, parce que j’étais libre. J’ai pu matérialiser toutes les influences qui me travaillent. J’ai un peu le même sentiment que Bertignac quand il parle de Grizzly, son dernier disque. Il dit que c’est celui qu’il aurait dû faire tout de suite après Téléphone. J’ai l’impression que ça aurait du être mon premier ou mon deuxième album.

Entretien : François Gaertner / Photographies : Nicolas Millet

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