Chronique

Isi Anndan, de Teddy Iafare-Gangama

Spoken Fonnkèr

Auteur et fonnkézèr militant, Teddy Iafare-Gangama sort un premier album de spoken word métisse et riche de belles collaborations (Abmon, Jozéfinn, Waro, Tiloun…). Ecoute et chronique.

Après avoir écrit pour le théâtre, pour les enfants, après avoir été adapté par Les Alberts en marionnettes, après avoir été l’une des chevilles ouvrières du Ponso Festival de l’Eperon ou après avoir traduit les aventures de Lucky Luke et du Petit Spirou en créole, après avoir usé un bon peu de musiciens depuis ses débuts sur scène avec le duo Funkézèr (2007), Teddy Iafare-Gangama sort finalement un premier album, prolongement musical d’un engagement protéiforme pour la créolisation.

L’homme est d’abord un auteur et un fonnkézèr, et si ce premier disque est une œuvre musicale à part entière, Isi Anndan se distingue surtout par ses textes, marqués par un jeu très riche de répétitions et de modulation autour des sonorités de la langue créole. Les rimes et les allitérations s’encastrent pour passer d’une idée à l’autre, elles s’emboîtent, les sons en cascade guident les pensées, les enfilent en chapelets :

Domoun i marsh i marsh pi a pat, i marsh an loto, an moto, an vélo, envolé, envolé la vi lontan, anlové, anlové loto mintnan, anvalé, anvalé la rout toultan ! (Dann Bor Shomin).

Mémoire et fantômes

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Dans ces fugues où il brasse pêle-mêle sentiments, images d’autrefois, idées ou foutans, on ressent chez Teddy le besoin de lutter contre la dilution de la culture créole dans une modernité fondée sur la consommation de masse et l’accélération (dont les symboles les plus forts sont ici l’automobile et les grands axes routiers). Au long de l’album, le passé affleure le plus souvent comme une planche de salut, le souvenir comme le lieu simple du réconfort, organisé autour de repères sentimentaux : volay goudron, vandèr pistash, filé makabi Kap Omar dimansh, kapisin, dolo koko dann la gar gran matin, la kroi zibilé, sis kann dann bor shomin… Tous ces souvenirs d’enfance, ces images traditionnelles du quotidien d’avant, remontent à la surface du temps comme les débris d’un navire échoué, les traces d’un monde désormais perdu. Dans M’Imazine, le texte inaugural de l’album, il donne le ton en évoquant, ému, le souvenir d’un village de L’Eperon encore non goudronné :

M’imazine ankor in tan Lalé flanboiyan

Té i rèv minm pa in lékors an la po goudron

M’imazine ankor in tan lalé flanboiyan

Lété pa loin, pa loin shanz son nom

(...)

M’imazine ankor in tan Lalé Flamboiyan

Navé ankor d’flamboiyan anndan

Kosa Lépron dann in tan ?

Avan, isi, mintnan ?

Dans ce contexte, la lutte pour la culture créole devient d’abord un travail de mémoire et de transmission (Mi vé pa rèt dann in degré d’nostalgi / Pou in bout la tèr la fine parti / Mi vé zis raplé pou pa oublié). Refuser l’oubli, lutter contre la disparition et l’absence : voilà le moteur essentiel de la poésie de Teddy. Qu’il s’adresse aux absents comme pour les faire revivre, qu’il évoque un monde oublié et demande qui se souvient, il semble toujours occupé à retenir le temps, qui file entre ses doigts comme du sable fin. D’où le sentiment d’urgence qui se dégage de ses appels à la mobilisation culturelle (Pars).

Isi Anndan est hanté par des fantômes, des formes floues, hors-cadre, fuyantes, comme s’il était construit autour d’un vide menaçant de tout avaler. Parfois, un texte passe en entier sans que Teddy précise son sujet, qui se dérobe jusqu’à la toute dernière ligne (Rouge et Noire, seul texte écrit en français). Ailleurs, la solitude, le manque et la désillusion dominent les passages plus personnels. Au final, l’album est fragmentaire, plein de trous, vaporeux, intime, sinueux et sentimental en diable. Le genre du fonnkèr, qui musicalement se rapproche du spoken word, ajoute encore au caractère insaisissable de l’ensemble : on ne peut quasiment jamais se fier à une mélodie, à un refrain, pour se repérer. On se perd dans le mouvement régulier et continu des mots.

Régularité du ton

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Cette dynamique homogène est d’ailleurs, peut-être, la principale faiblesse de l’album. Dire de la poésie n’est pas un art aisé, et la force des textes jure par moments avec le ton doux, égal (presque monocorde) qu’emploie l’auteur du début à la fin. Quel que soit son sujet, qu’il parle de l’exploitation sexuelle à Madagascar sur fond d’impérialisme économique et culturel ou qu’il interroge avec goguenardise la politique célébratoire et festive qui entoure le 20 Désanm, il donne à ses textes une interprétation toujours équanime qui n’est pas sans rappeler la douce patience d’un adulte donnant lecture d’un conte à un enfant couché. Ce défaut laisse peut-être entrevoir les limites de sa démarche personnelle : l’engagement de Teddy Iafare-Gangama est de son propre aveu intimement lié à la naissance de sa fille, qui l’a convaincu de bâtir un héritage culturel solide et pérenne. C’est aussi peut-être ce qui l’a conduit à se consacrer à l’écriture de livres jeunesse (Tigouya en 2009, adapté par le Théâtre des Alberts, et Les ogres de Barbara, à paraître). Mais ce rôle de père, moteur indéniable dans son œuvre, est sur ce disque une limite dont il peine à s’affranchir. Naïve et monotone, l’interprétation sacrifie l’intensité à une clarté pédagogique. C’est joli, et bien compréhensible, mais ça manque parfois un peu de cri, de tripes, de larmes – de vie, quoi. Contrairement à Michel Houellebecq, qui sur Paris-Dourdan avec Bertrand Burgalat avait réussi à faire de sa voix morne une arme explosive au service de son programme dépressif, Teddy ne parvient pas à contourner l’obstacle de son absence de brio dramatique.

C’est dommage, parce que le fonnkézèr a su s’entourer de musiciens talentueux (Tyéri Abmon, Captain, Jozéfinn, Costa aux arrangements, pour ne citer qu’eux), dont les propositions musicales assez gaies auraient parfois mérité plus de verve. Les rythmiques jazzy évoquent tantôt les heures anciennes du spoken word soul (Amiri Baraka, Gill Scott Heron), ou même certains morceaux de Gainsbourg, le tout efficacement mâtiné de rythmes maloya.

Mais ce regret est en partie balayé à la toute fin du disque par l’apparition fulgurante des plus belles voix du maloya actuel sur une litanie entêtante et chaotique de 9 minutes qui touche par instants au sublime (Koudkongn mon kèr). Waro, Tiloun, Carlo de Sacco, Gaël Velleyen, Jean-François Pounoussamy et d’autres s’entrechoquent dans ce final étourdi et foutraque où chant et fonnkèr s’entremêlent, et où le verbe de Teddy trouve enfin le souffle dont il a besoin pour résonner au creux d’une oreille adulte. Durant ces longues minutes gentiment brouillonnes et scandées par le bobre, comme dans les moments les plus réussis de l’album, on sent bien que l’association du fonnkèr et de la musique est l’un des terrains d’expérimentation les plus prometteurs pour les artistes réunionnais, même s’il reste du chemin à parcourir. Teddy Iafare-Gangama aura d’ailleurs tout loisir de chercher la meilleure façon de faire vivre ses textes au cours de l’année qui vient : la sortie d’Isi Anndan est le début d’un travail de résidence et de passages sur scène où l’auteur affûtera sans doute ses talents de performer.

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Isi Anndan : un disque et un livre

Pour ceux qui préfèreraient se contenter des paroles brutes, dans leur forme écrite, la plupart des textes de l’album sont par ailleurs édités parmi d’autres dans un chouette livre d’une centaine de pages, également intitulé Isi Anndan, publié par Lédision Zamalak en tirage limité. Pour vous le procurer, le plus simple est de prendre contact avec l’association : zamalakr@wanadoo.fr

François Gaertner

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